Les premières fraternités étudiantes de tradition germanique, dont Wilhelmitana est la plus ancienne représentante dans la capitale alsacienne, se constituent à Strasbourg dès le milieu du XIXè siècle. Dans une étude datée de 1934, l’historien colmarien Marie-Joseph Bopp en recense pas moins de 14 pour la période allant de 1810 à 1835, la plupart d’entre elles ne survivant cependant pas à leurs fondateurs. Parallèlement à ces fraternités étudiantes se développent également des « sociétés théologiques » ou « theologische Gesellschaften », dont les membres sont exclusivement des théologien protestants. Le chant étant fortement ancré dans la tradition luthérienne, certaines s’organisent autour de cette activité. On parle alors « société-chorale théologique » ou « theologische Singgesellschaften », au nombre desquelles on compte la Wilhelmitana, fondée un jeudi de novembre 1855 au presbytère protestant de l’hôpital civil, à l’ombre de l’église Saint Nicolas.
Les toutes premières réunions de la Wilhelmitana eurent lieu dans ce même presbytère. Les étudiants de la société furent cependant très rapidement accueillis dans l’ancien couvent des Dominicains, attenant au Temple Neuf, et également appelé couvent des Guillemites ou « Wilhelmerkloster ». C’est d’ailleurs en l’honneur de ce lieu, détruit par un incendie le 29 juin 1860, que la Wilhelmitana fut baptisée la même année. Outre son nom, la Wilhelmitana fut dotée d’un autre attribut distinctif, en l’occurrence ses couleurs rouge blanc rouge, celles de la Ville Strasbourg. Chaque membre se devait de les porter lors des manifestations de la société. Dès 1863, une casquette en coton blanche dotée d’une visière en cuir noir et d’un liseré rouge et blanc fut adoptée. Chacun était cependant libre de la porter ou non, dans la mesure où le port des couleurs en public, une tradition germanique, n’était pas du goût des autorités françaises de l’époque. Avec le temps, la Wilhelmitana passa d’un statut de « société-chorale » à celui de « fraternité étudiante », où comptait moins l’appartenance au milieu théologique que l’engagement à vie dans une communauté de valeurs. Cette évolution fut favorisée par la création de l’université allemande de Strasbourg après 1871 et par la fondation concomitante de nombreuses autres corporations de tradition germanique. Bien qu’adhérant à cette tradition, la Wilhelmitana n’en resta pas moins fidèle au passé français de l’Alsace et sut le rappeler à de maintes occasions, notamment lors des manifestations officielles de l’Université Kaiser-Wilhelm.
La veille de la première guerre mondiale fut marquée par la construction du Foyer Wilhelmitana, dans lequel nous nous trouvons en ce moment. Après l’incendie du couvent des Dominicains en 1860, la Wilhelmitana avait trouvé un refuge durable dans les locaux du Stift et put y organiser durant près de 30 ans ses activités. La direction de la fondation Saint Thomas, propriétaire des lieux, mit cependant fin à sa relation avec la Wilhelmitana en 1888, cette dernière affichant une francophilie des plus mal vues dans l’Alsace allemande. Sans domicile fixe, dirais-je, les membres de la Wilhelmitana durent s’accommoder, et ceci durant de longues années, de différentes auberges pour organiser leurs rencontres. Conscients de la difficulté de la situation, les Anciens de la Wilhemitana décidèrent vers 1905 de la construction d’une maison. Le temps de rassembler les financements et de le construire, le Foyer Wilhelmitana fut inauguré au Quartier des Quinze le 3 juin 1914, soit à peine quelques semaines avant le début de la première guerre mondiale.
Durant de nombreuses décennies, le Foyer hébergea annuellement 7 à 8 étudiants et accueillit la plupart des rencontres de la Wilhelmitana. Jusqu’en 2003, cette dernière resta propriétaire des lieux avant que ses Anciens ne décident, pour assurer la pérennité du Foyer, d’en remettre les clés au Chapitre St Thomas. Son avenir est ainsi assuré mais le Foyer ne servira malheureusement plus aux étudiants, le Chapitre ayant décidé de transformer les lieux en appartements locatifs. Depuis 2010, un nouveau foyer étudiant héberge les étudiants rue Salzmann, dans une ancienne maison renaissance, et porte le nom de « Villa Wilhelmitana ».
Au lendemain de la Grande guerre, dont les combats virent tomber plusieurs de ses membres, la Willhemitana poursuivit son chemin dans une Alsace redevenue française. Tout au long de l’Entre-deux-guerres, elle resta fidèle à ses traditions héritées de la période allemande, bien que celles-ci irritassent particulièrement les autorités françaises et fussent l’objet de nombreuses et régulières attaques. Afin d’éviter toute provocation inutile, le port des couleurs en public fut cependant proscrit. Ainsi, dans les vingt années de l’Entre-deux-guerres, les couleurs ne furent portées qu’une fois en dehors du foyer, soit en 1929, à l’occasion de l’inauguration de la fontaine du Meiselocker installée place St Etienne. Cette affichage donna lieu à une vive campagne de presse contre cette – je cite- « provocation pangermanique » – ainsi qu’à un débat au sein de la Wilhelmitana entre les partisans et les opposants au maintien du port des couleurs. Ce dernier fut cependant conforté mais limité aux seules manifestations internes.
La seconde guerre mondiale porta un coup fatal à l’ancienne Wilhelmitana. Elle fut dissoute par les Nazis et ses anciens membres ne se réunirent de nouveau que dans les années 50. La tradition des couleurs fut en grande partie abandonnée après guerre et aucun groupe d’actifs ne put être reconstitué. Il faut dire que le monde étudiant avait profondément changé, ce qui imposa à la Wilhelmitana de faire évoluer ses structures et modes de fonctionnement. Le Foyer du Quartier des Quinze continua cependant à héberger des étudiants et un riche programme d’activités fut régulièrement proposé aux membres et amis.
„Frei, Froh, Fromm“, soit en français „Libre, Heureux, Pieux“, telle est la devise choisie par les pères de la Wilhelmitana, fraternité au caractère chrétien et libéral. Cette devise est restée d’actualité par-delà le temps et a accompagné la Wilhelmitana au travers de trois guerres et six régimes politiques différents. Dès 1866, le caractère libéral de la fraternité est formellement affiché. Je cite, traduit de l’allemand : « Aucune personne, qui séjourne chez nous, ne sera questionnée sur son appartenance politique, personne ne doit nous quitter parce que ses conceptions religieuses ont changé… Libre est le Bursch, et donc également heureux est-il, à la condition qu’il soit également pieux ».
Ces valeurs rassemblèrent au fil des années des étudiants issus de toutes les couches de la société alsacienne, dont certains à l’avenir très prometteur. Je ne citerai ici que quelques noms : Charles Altorffer, Député-Maire de Strasbourg dans l’Après-guerre ; Rodolphe Reuss, historien et Professeur à l’Ecole des Hautes Etudes ; le compositeur Victor Nessler, dont l’œuvre majeure fut « Le trompettiste de Säckingen », l’éditeur Berger-Levrault ; et le plus illustre d’entre eux, Albert Schweitzer, précurseur de l’action humanitaire, grand spécialiste de Bach et Prix Nobel de la Paix. De tradition alsacienne, la Wilhelmitana a été dès la fin du XIXè siècle réputée pour sa convivialité et de nombreux étudiants originaires de Vieille France et du reste de l’Europe ont participé à ses activités, certains accédant même au statut de membre.
En 2015, la Wilhelmitana fête ses 160 ans. Dès 2009, le professeur Gustave Hentz, dernier Wilhelmitanien, a transmis la tradition de sa fraternité à des membres de la Robert Schuman Argentorata, créée à Strasbourg en 1992. C’est cette longue tradition d’amitié, de solidarité et de tolérance qui se trouve ainsi perpétuée. Vivat, crescat, floreat Wilhelmitana !
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